Alice s'était réveillée de bon matin. L'aube commençait à pointer timidement le bout de son nez, les rayons du soleil tentant de percer les gros cumulus grisâtres qui régnaient dans le ciel. Mais le temps se gâtait au fil des minutes; le vent soufflait fort, et des bourrasques agitaient brutalement les vitres de la chambre qu'elle habitait. Une chambre rabougrie mais chaleureuse, suffisante pour une seule personne, avait dit Yubaba lorsqu'elle la lui avait cédé. Ce qui avait plu à la jeune fille, c'était ce papier peint à dominante rouge et ces meubles en bois d'ébènes qui rendaient l'ensemble presque céleste.
Aujourd'hui, Alice ne travaillait que l'après-midi. Elle avait décidé de sortir malgré la tempête imminente qui se préparait, et d'aller se détendre dans les jardins des bains. Elle aimait tout particulièrement s'allonger au milieu des fleurs, et laisser filer le temps. Parfois elle regardait les nuages et leur trouvait une ressemblances avec des objets. C'était une activité que la plupart du monde voyait comme enfantine, mais c'était l'un de ses seuls moyens d'évasion. Malheureusement, ce n'est pas aujourd'hui qu'elle trouverait le moyen de fuir. Le ciel était si menaçant qu'on n'y percevait rien que des nuages difformes et annonciateurs d'orage. Des nuages qui paraissaient bouger avec animation...non...s'enfuir. C'était comme si quelque chose les poursuivait, et qu'ils s'éloignaient rapidement pour l'éviter. Alice s'arracha à ses pensées. De grosses gouttes venaient de faire leur apparition et lui lacérait désormais le visage. Elle se couvrit les yeux et ouvrit sa bouche. La tête renversée vers l'arrière, elle se sentait comme renaître; elle adorait sentir la pluie battre sur son petit corps chétif.

Alice aspirait les délicieuses gouttes de pluies. Elle sentait chacune des particules de pluie se poser violemment sur son palais et passait un coup de langue dessus régulièrement, comme s'il s'agissait d'une mauvaise habitude. Elle fermait les yeux d'une force frénétique exactement comme lorsque l'on est enfant et que l'on tente d'éviter de croiser le regard d'un éventuel croquemitaine, sous notre lit. Sous cette vigueur, se formaient de minuscules rides autours de ses yeux et de malicieuses fossettes auprès des commissures de sa bouche. Un visage radieux, faiblement éclairé par ce qui semblait être un début d'orage. Qu'importait. Il tonnait, il ventait et il pleuvait, mais Alice entendait bien rester là. Elle profiterai de cette si belle matinée, et ce même si elle devait y laisser sa vie. Pour rien au monde elle n'aurait aimé être ailleurs que sous une pluie battante. Pour rien au monde elle n'aurait aimé se séparer de ce paysage presque funeste. Elle aimait trop le mauvais temps pour ça. C'était un goût qui avait toujours étonné les personnes qui l'avaient entouré. Comment pouvait-on être si rayonnante et adorer les jours de pluie?
Un voile sombre - encore plus sombre que les gros nuages, du moins - s'installa devant les yeux d'Alice. Elle ne le voyait pas véritablement, mais le ressentait comme lorsque l'on ressent la présence de quelqu'un.

« Tu vas attraper froid si tu reste sous la pluie comme ça. »

Attraper froid? Cela lui était bien égal. Elle aimait le mauvais temps, nom de Dieu. Quelqu'un comprendra-t-il cela un jour? Une petite seconde...qui lui adressait donc la parole? Par un tel temps, personne (à part elle, cela s'entend) n'était censé sortir de chez lui pour aller gambader follement dans les prairies. Si ce n'était pas Alice elle-même qui agissait de la sorte, c'est qu'il s'agissait d'un cinglé, d'un fou, d'un dératé, d'un déboussolé total. Elle ouvrit les yeux. Difficilement. Elle vit alors le visage fin d'un homme. Un visage qui paraissait confiant...qui - Qui souriait? Un homme s'était approché d'elle sans qu'elle ne s'en aperçoive, et il lui souriait maintenant? Grand délire. Que faisait-il dehors alors que les premiers éclairs faisaient leur apparition dans le ciel?
Elle esquissa un sourire à son tour. Une grimace timide et mal-à-l'aise plutôt qu'un sourire, oui! Elle se mit sur son séant, regardant de plus près le visage de l'homme. Elle découvrit un homme tout à fait charmant quoique banal et cerna mieux à qui elle avait affaire. Il paraissait plus âgé qu'elle. Probablement son ainé d'une ou deux années, mais il était plus âgé, c'était sûr. Ses cheveux étaient autant en bataille que ceux de la jeune fille (quoique...un concours aurait bien pu être déclaré qu'on ne saurait qui aurait gagné!). Elle le connaissait. Ou du moins, l'avait vu plusieurs fois traverser les bains. I y travaillait probablement, tout comme elle y travaillait.

« Vous m'avez fichu une de ces frousses! » lança-t-elle en se relevant et en arrangeant plus ou moins ses cheveux et son accoutrement. Elle devait avoir l'air d'une pauvre paysanne égarée, là allongée.

Les yeux d'Alice s'ouvrirent d'une manière considérable et ses pupilles se dilatèrent, ne devenant plus que deux grosses billes noires. Sa peau se tendit sous l'effet de l'écarquillement. Le sang battait à ses tempes et son cœur cognait contre sa poitrine aussi vite et violemment que les pas d'un pur-sang au galop. Boum-boum-boum, boum-boum-boum. Ainsi donc, Hakka était son prénom. Cela ne correspondait pas à son apparence. Hakka évoquait une personne virile et vigoureuse à souhait, tandis que l'homme qui se plantait devant elle avait l'air frêle comme une feuille morte. Un homme prêt à craquer. Les gouttes dégoulinant de son front accentuait cet allure faible qu'il avait et ses muscles atrophiés semblait dire « Nous ne portons que des poids n'atteignant pas plus de quarante kilos. » Il ressemblait à un pauvre chien battu, et Alice en eu presque pitié. Mais elle était trop apeurée pour ça, et elle tremblait de froid malgré la veste qu'il lui avait proposé. Pour une première rencontre, la leur s'était faite dans des circonstances plutôt particulières. Observant le visage de Hakka comme si elle tentait de lire dans ses pensées, elle sourit. C'est qu'il était drôlement mignon en dehors du fait qu'il avait l'air d'un faiblard! Après tout, les Mr.Biscotos comme on en voyait parfois, ça n'était pas sa tasse de thé.
« Effectivement, je suis Al. Mais...comment vous...? » Elle s'arrêta, surprise de se rendre compte qu'elle souriait encore et affichait cet air hébété et penseur d'adolescente. Le premier réflexe qu'elle aurait eu dans d'autres circonstances, aurait été de lui tendre une main pour la lui serrer, mais elle n'en fit rien et resta sous la pluie, le cœur dansant toujours la salsa dans sa poitrine. « Qu'importe. » Rangeant rapidement son sourire après cela (elle ne voulait pas avoir l'air d'une idiote qui ne savait que faire les yeux doux), elle regarda autour d'elle. Etait-elle épiée? Une drôle d'impression d'angoisse lui parcourut tout le corps. Ou peut-être n'était-ce qu'un frissons. Après tout, il faisait sacrément froid, d'un coup. Et la veste de Hakka qu'elle portait sous les épaules n'était pas ce qui allait changer les choses. Elle avait peut-être eu tort de venir s'allonger alors qu'une tempête d'une si grand envergure se présentait. Elle aimait le mauvais temps, certes, mais elle n'était pas pour autant sadomasochiste.
La pluie tambourinait sur le t-shirt de Hakka, laissant apparaître son fin corps. Alice écarquilla les yeux à nouveau, et détourna le regard d'un air confus.
« S'abriter où? » Elle regarda une fois de plus autour d'elle, mais n'y vit que des par-terres de fleurs, et au loin, des arbres en tout genre. « Il n'y a aucun endroit où s'abriter dans le coin, et je n'ai que vaguement envie de rentrer aux bains... »

Les deux étaient entrés dans un cabanon qui avait tout l'air d'être une réserve. Alice fut d'abord déroutée de s'être fait entraîner si rapidement ici, mais fut vite soulagée de voir que la température de son corps remontait à une allure impressionnante. Bientôt, ses vêtements devraient plus ou moins sécher et retrouver leur opacité naturelle (ça devenait assez embarrassant d'être vêtue d'habits qui laissaient clairement voir la moindre parcelle de son corps). Elle attrapa une serpillère posé sur un meuble bas, la tapota du bout des doigts, puis l'examina. Elle semblait relativement propre - ne savait on jamais. Elle entreprit de se sécher les cheveux avec. Pendant qu'elle se brossait les cheveux avec ses doigts, le mal-aise de Hakka grandissait à vue d'œil. A quoi pensait-il donc pour être si timide? C'était lui qui avait engagé la conversation. A moins peut-être qu'il n'ai été gêné d'avoir vu Alice dans son plus simple appareil - ou tout au moins, pas loin de son plus simple appareil, ses vêtements étaient devenu tellement transparents que l'on voyait de la chair de poule se former sur la peau de ses seins.
« Au fait, ce n'est pas parce que je suis ton ainé que dois me vouvoyer. Tu peux me tutoyer, ça me gênera moins. » avait-il dit. Le tutoyer, alors qu'elle le connaissait à peine? C'était quasiment hors-de-question d'y penser. Elle était bien trop polie pour ça. Mais elle acquiesça, malgré tout. S'il pouvait se sentir plus à son aise, alors qu'il en soit ainsi.
Elle était intriguée. Elle le connaissait, elle en était sûre. Sa manière de faire, sa manière de se comporter et même sa voix lui rappelait quelqu'un. Peut-être l'avait-elle connu lorsqu'elle était dans l'autre mo...non! C'était impossible. Elle ne voulait plus s'en souvenir. Et même si elle l'aurait voulu, elle ne l'aurait pas pu. Sa vie avait commencé au moment même où elle avait posé les pieds dans ce jardin. Non, au moment même où elle était brutalement tombée dans ce jardin, se retrouvant les quatre fers en l'air, comme pris au dépourvu.
« Alors, mmh..Hakka. Cela fait longtemps que tu travailles pour Yubaba? » avait-elle demandé sans même savoir s'il allait répondre. A ses paroles, elle se releva et s'adossa au mur, les mains derrière les hanches.